L’heure était aux jeunes ce 19 mars, au cinéma MK2Seine, pour l’avant-première de Free Angela Davis and All Political Prisoners, en présence d’Angela Davis elle-même, accompagnée de Shola Lynch, l’auteur du documentaire.
On aurait pu s’attendre à retrouver des nostalgiques, soixante-huitards, et d’autres qui auraient manifesté pour Angela Davis en 1971, survivants des quelques 60 000 français qui ont défilé derrière Louis Aragon, à côté de sa sœur Fania Davis, pour demander sa liberté. Pourtant ils étaient peu au rendez-vous, ces survivants. La salle était remplie de jeunes Afro-Français, majoritairement de sexe féminin. Age moyen : 30 ans. Quelques t-shirts, tel « la Brigade Anti-négrophobie ». Un air joyeux, une énergie militante.
A la fin du film, sur scène, arriva Angela Davis en tunique noire et paillettes, ses cheveux ayant repris la coupe Afro qu’elle avait abandonnée ces dernières années pour des tresses rasta. Sa présence a tellement ému la salle qu’il n’y eut pas une seule question à propos du film. Les questions étaient plutôt celles qu’on pose aux célébrités politiques : « Comment peut-on militer de nos jours? », « Merci d’être une icône vivante, nous en avons peu », ou bien, « Êtes vous toujours communiste ? » « Je ne me fie pas beaucoup aux icônes», a lancé une jeune militante qui réclamait le micro, demandant la parité, car on donnait la parole d’abord aux éloquents jeunes hommes.
Le film, ambitieux sur le plan narratif aussi bien qu’esthétique, ne va pas de soi. Il s’est donné comme tache de rendre vivante, actuelle, une histoire qui date de 40 ans et qui ramène le spectateur à une époque devenue presque incompréhensible, où l’on était révolutionnaire à vingt ans, ou bien l’on n’était rien.
Angela Davis, élève de Marcuse et d’Adorno, assistante de philosophie à UCLA en 1969, est renvoyée de son poste par les recteurs de l’Université car elle est communiste. Soutenue par ses pairs, elle continue à enseigner une philosophie radicale dans le vaste amphithéâtre de la fac.
Elle se sert ensuite de sa notoriété pour soutenir la cause des prisonniers politiques et notamment des Frères Soledad. Le plus connu des Soledad Brothers est le charismatique George Jackson, incarcéré depuis des années pour un hold-up de $70. Mis en détention, à l’isolement, il se transforme en écrivain et en critique social ; il se lie, par lettres, à Angela Davis. Il n’y avait pas encore d’histoire d’amour entre eux lorsque le petit frère de George, Jonathan Jackson, qui militait auprès d’Angela pour libérer son frère, prend en otage un juge dans la cour de justice de Marin County—pense-t-il vraiment pouvoir ainsi faire libérer son frère ?
Jonathan Jackson, le juge, et plusieurs autres personnes meurent dans la fusillade qui s »ensuit. La police découvre au début de l’enquête que les armes utilisées par Jonathan Jackson appartiennent à Angela Davis ; elle les a achetées et enregistrées à son nom. Au moment où le FBI lance un avis de recherche, la jeune philosophe part en cavale. Tout ce qui suit : sa vie clandestine, sa capture par le FBI, son procès pour meurtre, le mouvement international pour sa défense, enfin son acquittement, font désormais partie de sa légende. Aujourd’hui, professeur émérite, toujours engagée pour l’abolition des prisons, elle ne cesse de dire son désintérêt pour une approche biographique, ou personnelle, de sa vie. Son histoire, dit-elle , n’est intéressante que comme l’histoire du mouvement qu’elle a réprésenté et qu’elle continue de représenter. « Nous avons construit nos vies autour de l’engagement » : voilà le sens qu’elle veut donner à son histoire.
Et pourtant Shola Lynch est arrivée à convaincre Angela Davis de participer à un documentaire où sa personne représenterait le mouvement tout comme le mouvement représenterait sa personne. Bien avant Shola Lynch, deux films avaient été consacrés à Angela Davis, signés par deux cinéastes français, et dont des traces apparaissent dans Free Angela Davis and All Political Prisoners. Angela Davis : portrait d’une révolutionnaire de Yolande du Luart, étudiante en cinéma à UCLA, donne un aperçu de la vie de la philosophe entre l’épisode anticommuniste de UCLA et les terribles événements qui vont suivre—et qu’ignore son film, terminé en 1970. Des scènes de manifestations colossales, ou de sanglantes descentes de police au quartier général des Black Panthers, se mêlent à des plans fixe d’Angela Davis en pleine réflexion, en train de lire ou d’écrire. On y voit Jonathan Jackson, le frère cadet de George Jackson, aux côtés d’Angela Davis pendant une manifestation de soutien aux Frères de Soledad. En 1977, deux ans après la parution de l’autobiographie d’Angela Davis en France, sort l’élégant L’enchaînement de Jean-Daniel Simon, cinéaste proche du PC et fondateur de la Quinzaine des réalisateurs, Il tourne la majeure partie de son film aux Etats-Unis en compagnie d’Angela Davis, et monte son film dans le style nouvelle vague. C’est la chanteuse haïtienne Toto Bissainte qui lit des extraits de l’autobiographie d’Angela Davis en voix off.
« Historical vérité » sans voix off
Le film de Shola Lynch, à 35 ans de distance de ces deuxs documentaires liés à l’actualité de l’époque, relève d’un pari encore plus compliqué : pour Angela Davis, voir si elle pourra prêter sa voix au film sans participer au genre « personnel » dont elle nie l’intérêt. Pour Shola Lynch, savoir profiter de la participation d’Angela Davis sans perdre son indépendance, sa distance critique.
Le film avance par la logique du montage : c’est le déroulement de films et d’images d’archives, entremêlées à des entretiens des survivants de l’époque—journalistes qui ont couvert le procès, le juge, les avocats de la défense, proches d’Angela Davis et Davis elle-même— c’est à dire l’ensemble des archives et des acteurs qui font le travail de narration à la place d’un narrateur central.
Sholan Lynch, formée comme assistante de Ken Burns, est la fille d’un historien ; elle est née en 1969, l’année même où Angela Davis devient pour la première fois une cause célèbre. Lynch appelle sa méthode « historical vérité, « en hommage au cinéma vérité » et pour des raisons qui pourraient tenir, ici, à son désir de dépasser la nostalgie pour les années 70, afin de traduire son energie au présent.
Dossier du FBI
Le scoop du film, sa grande révélation, est certainement l’ entretien avec un agent du FBI, un homme fier, énergique, qui raconte comment il est arrivé à mettre la main sur Angela Davis et son camarade David Poindexter dans le foyer du Howard Johnson Motor Lodge à New York. Il explique comment il a tiré profit ce que lui avait dit l’amie la plus proche d’Angela Davis, Kendra Alexander, sa co-locataire, membre avec elle du Che Lumumba Club et future chef du mouvement pour la défense d’Angela Davis.
« Elle n’était ni coopérative ni hostile » se rappelle l’agent du FBI, mais il ajoute que Kendra Alexander lui a désigné le chemin qu’Angela et son ami avait pris, de Chicago jusqu’à Miami. Peut-on croire que la camarade la plus proche, fidèle alliée du comité de défense pour Angela Davis, celle qui s’assoit à côté de l’accusée dans la salle du tribunal, fut aussi celle qui a mis le FBI sur le bon chemin ? Se posent bien des questions auxquelles le documentaire ne peut ou ne veut pas répondre.
On sait que le FBI a détruit plus d’une organisation radicale en disséminant de faux renseignements (le fameux programme Cointelpro), ou par l’infiltration d’agents doubles. Kendra Alexander, a-t-elle parlé à la suite de menaces ? Craignait-elle pour sa vie ? Croyait-elle que parler de façon aussi générale—la Floride est grande !—n’aurait aucune conséquence fâcheuse ? Ou avait-elle l’impression d’avoir craqué ?
Shola Lynch a eu accès au dossier du FBI—Angela Davis l’a obtenu pour elle en faisant valoir ses droits légaux (« Freedom of Information ») pour la première fois. Aucun cinéaste ne veut noyer le spectateur dans du texte—Shola Lynch, quand elle montre un document inédit, souligne en couleur et « clique » sur certains mots susceptibles de provoquer un rire, ou un sentiment d’indignation. Un documentaire n’est surtout pas un livre et il n’y a pas de notes de bas de page, pas d’annexes qui nous dirait si l’entretien avec Kendra Alexander s’est réellement déroulé comme le dit l’agent du FBI dans son entretien. Ni comment Angela Davis a réagi à l’entretien. Quant à Kendra Alexander, devenue une importante dissidente de ce qui restait du PC américain, elle est morte dans un incendie chez elle, à Berkeley, en 1993.
Mort de la voix off
Les narrateurs de droit divin ne sont plus à la mode dans les documentaires. On n’admire plus tellement la méthode de Marcel Ophuls qui nous fait comprendre que l’interviewé est un sale collabo qui ment, car la caméra ne cesse d’insister sur la façon dont il se tord les mains. L’inconvénient, quand on se débarrasse de cette autorité narrative, avec ses excès didactiques, c’est qu’on donne raison à tout le monde. L’agent du FBI est très content d’avoir bien fait son boulot. Aucun entretien ne remet en question la véracité des uns ou des autres, que ce soit l’agent du gouvernement ou Davis elle même.
Autre silence autour des images d’archives : les belles photos offoicelles des anées 70, où Angela Davis, acquittée, part en tournée , invitée par des gouvernements de l’Est. Les images vont vite, on ne sait ni quel gouvernement, ni à quel moment. Est-ce Moscou ? Leipzig ? Davis a-t-elle parlé aux dissidents ? C’est bien possible, on ne saurait dire. Quand la vie privée manque, le non-officiel manque aussi.
Parfois, en contemplant ces différentes scènes jubilatoires d’une victoire politique, l’envie vient de lire un livre de Nadine Gordimer ou de Christa Wolf, où l’ambivalence, le regret, la doute, auraient leur place, à côté de la joie, de la loyauté, de la certitude.
Une dimension très réussie de cet « historical vérité « tient au grand talent de Shola Lynch : une façon d’intégrer les films d’archives afin de donner au spectateur le sentiment d’être dedans, et c’est cette technique qui rend le passé présent. Autre technique : la reconstruction de moments forts, non pas de façon réaliste mais comme des rêveries. Bettina Aptheker, qui fut en première ligne de la défense et dont le récit du procès est l’un des points forts du film, évoque le sentiment qu’a dû éprouver Angela Davis au moment où elle est enfin libérée sous caution, après 18 mois de prison, quand l’Etat de Californie a aboli (pour un temps, et en plein procès California vs. Davis…) la peine de mort. Là, on voit la frêle figure d’Angela, interprétée par sa nièce, l’actrice Eisa Davis. Elle est de dos, quittant sa prison pour rentrer dans la lumière.
Comme ceux de Bettina Aptheker, les entretiens avec Angela Davis sont lumineux ; sans rien mettre en question, elle est généreuse, méditative, évoquant son passé avec une réelle curiosité. Elle est à l’aise. Et l’on comprend enfin que la jeune femme de 28 ans qui a vu ses lettres intimes à George Jackson lues à haute voix, à sa charge, par le procureur de l’Etat ….a été formée à la discrétion par la plus sévère école. Ce qu’un documentaire arrive à faire, qu’un livre ne fera jamais, tient non pas tellement aux révélations mais au grain de la voix, aux gestes. Sans qu’elle nous révèle quoi que ce soit, on sent ici la personne d’Angela Davis. Manquent à l’appel, outre Kendra Alexander, George Jackson (mort à Soledad, tué par un gardien), et le procureur Harris dont la stratégie paraît idiote : il voulait convaincre les jurés qu’Angela Davis avait conspiré avec Jonathan Jackson par folie amoureuse. Le documentaire, c’est un genre où les absents ont toujours tort.
Alice Kaplan
Free Angela Davis and All Political Prisoners, dir. Shola Lynch, 2012