Reconnaître le fascisme quand il se présente

Dans sa conférence du 25 avril 1995 à l’université de Columbia, Umberto Eco se livrait à un exercice biographique sur ses dix premières années, vécues dans le monde du fascisme italien, et sur la découverte du mot liberté à la Libération. Il se livrait aussi à un exercice de définition du fascisme, régime dont l’exemple italien donne l’allure générale mais qu’il ne résume pas. Les éditions Grasset viennent de rééditer opportunément le texte de cette conférence.

Un air de famille

Les historiens, attentifs aux différences, renâclent quand les esprits peut-être plus littéraires, plus philosophiques1 se livrent à des rapprochements entre les différentes formes de régimes autoritaires et totalitaires. Cela n’arrête pas Eco. Sans chercher à tenir un propos définitif sur le fascisme et son essence supposée, Umberto Eco en bon littéraire note que le mot est utilisé sur le ton de l’évidence pour désigner des régimes différents. Afin d’en comprendre les usages, il procède selon la méthode des « airs de famille », dont on connait l’importance en philosophie depuis quelques décennies au moins.

C’est dans cette perspective qu’il énumère les quatorze critères du fascisme. On ne les trouve pas forcément tous réunis dans un seul régime, note-t-il, mais un régime fasciste remplit forcément un nombre important de critères de la liste. Fascisme mussolinien bien sûr qui est le régime matriciel, fascismes balkaniques, Estado Novo du Portugal, franquisme, nazisme… pour se limiter aux régimes nés dans l’entre-deux-guerres. Si, nous dit Eco, le nazisme était unique en son genre, le fascisme lui correspond à une diversité de régimes.

Que faire du Trumpisme alors, comment le qualifier ? Le débat a pris de l’importance après le putsch raté des militants pro-Trump, le 6 janvier 20212. De nombreux intellectuels américains se sont demandé s’il s’agissait d’un mouvement fasciste. On sait que l’historien Robert Paxton considérait que ce Trumpisme de 2021 n’était pas vraiment un fascisme. Le début de la nouvelle administration Trump oblige à rouvrir le débat. Paxton a d’ailleurs révisé son jugement.

Disons-le tout de suite, à ce stade et de manière manifeste, le régime Trump qui cherche à se consolider correspond à dix au moins des quatorze critères définissant le fascisme selon Umberto Eco. Quels sont ces critères ?

  1. Le culte de la tradition3
  2. l’irrationalisme et le refus du modernisme malgré le goût des réussites techniques
  3. le culte de l’action pour l’action et la distance à l’égard de la réflexion critique et de la culture
  4. l’idée que tout désaccord est une trahison
  5. la peur de la différence, ce qui conduit au racisme
  6. l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par la crise ou les humiliations politiques et épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs
  7. Le nationalisme, et l’identité nationale vue comme un privilège qui ne se partage pas
  8. La crainte de l’ennemi et des forces qu’il pourrait mobiliser contre le régime
  9. le refus des discussions pacifiques au profit de l’idée que la vie est une guerre permanente
  10. l’élitisme, avec mépris pour les faibles, sous la direction d’un leader dominant
  11. l’éducation de chacun pour devenir un héros
  12. la volonté de puissance se manifestant sur les questions sexuelles et le machisme
  13. la notion du peuple comme entité monolithique exprimant une volonté commune, avec rejet des « gouvernements parlementaires putrides » selon l’expression de Mussolini
  14. L’adoption d’une novlangue afin de limiter les instruments de raisonnement complexes et critiques4

Il faut prendre ceci avec un grain de sel. Ces critères sont impressionnistes, et ils ne visent qu’indirectement certains traits essentiels des fascismes, tel le mépris pour les procédures légales et pour toutes les institutions qui voudraient maintenir leur autonomie5, le mépris pour les libertés publiques. Ces critères ne reflètent pas la présence dans le Trumpisme des grandes entreprises gérant les plateformes numériques ou les grandes innovations de ce début de XXIème siècle, signe que le nouvel état du capitalisme s’est combiné avec ce régime au point de lui donner un air distinctif.  

Que le Trumpisme du reste associe des éléments hétéroclites – le populisme à leader charismatique, le management par le numérique et même, en la personne de son vice-président, l’intégrisme catholique – correspond d’ailleurs à l’un des traits aussi relevés par Umberto Eco  : le syncrétisme, qui marque les doctrines fascistes.

DOGE ou le management en lieu d’armée

Manque cependant, parmi les critères, ce qui témoigne d’un éthos militaire, dont le Trumpisme paraît dépourvu : le goût des héros, le sens de l’action, le goût de la guerre telle que l’envisagent les militaires. Le Trumpisme, tout agressif qu’il soit dans les relations internationales, ne s’accompagne pas de mobilisations de style militaire ni d’une envie de confrontations armées sérieuses. Il est isolationniste, mercantile et non guerrier. S’en prendre au Panama ou peut-être au Canada, admirer la force militaire russe, ce n’est pas typique de ce que montrerait un régime fasciste, surtout dans ses premiers temps. Les fascismes européens des années 20 et 30 furent conçus dans la cervelle de militaires ou d’anciens militaires. Le Trumpisme est né dans l’imagination d’un promoteur immobilier. Il n’a pas de dimension militaire.

Ce manque parait comblé. À l’armée qui semblait l’exemple achevé d’organisation rationnelle vers 1930, Donald Trump et son exécutant Elon Musk (ou l’inverse) substituent aujourd’hui le management de style californien6, celui du Department of Government Efficiency, le DOGE. Une certaine philosophie managériale déréglée joue le rôle du militarisme dans le fascisme italien, partageant avec ce dernier l’idée de refonder l’économie et même la société sur des bases nouvelles, plus rationnelles selon les propagandistes de la cause, mais, en 2025, avec d’autres moyens que l’uniforme et le maniement d’armes.

À cette nuance près, qui correspond à un élargissement de la famille des fascismes, le régime qui essaie de s’instaurer aux États-Unis est un fascisme.

La question est de savoir si la population des États-Unis, les institutions et les États sont prêts pour ce saut dans une dimension étrangère à leur histoire ou s’il existera des forces de rappel.

Serge Soudray

Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, rééd. 2024

Notes

Notes
1On connait les critiques adressées à Hannah Arendt en son temps.
2Contreligne : 6 janvier 2021 – Davy Crockett dénaturés ou vrais fascistes ?
3On se rappelle les souhaits de Donald Trump pour l’architecture officielle.
4Le Monde – La novlangue de Donald Trump, qui gouverne autant par les mots que par les décrets.
5Donald Trump défend aujourd’hui la théorie de l’Etat unitaire, sous sa direction et sans autorités administratives indépendantes, revenant sur les principes jusqu’alors reconnus aux Etas-Unis.
6Numérique et intelligence artificielle, au service de la réduction des coûts et de l’attrition de l’Etat.
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