Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, le nombre grandissant d’autocrates, qui se revendiquent d’une virilité traditionnelle et vindicative, commence enfin à susciter des interrogations et la stupéfaction. Que nous arrive-t-il, qu’arrive-t-il au monde ? Comment passe-t-on de la frustration des incels, qui les conduit parfois à l’acte terroriste contre les femmes, à cette hargne politique contre le féminisme, les progrès de l’égalité entre les sexes, ce qui s’accompagne souvent d’une bonne dose d’homophobie ? Pourquoi ce retour en arrière aux Etats-Unis sur l’avortement ? Comment expliquer qu’une bonne partie de l’opinion américaine n’ait pas tenu rigueur à Donald Trump de ses propos au sujet des femmes, ni en 2016, ni en 2024 ? Y aurait-il un lien entre la remise en question des conquêtes féministes et la réaction contre la démocratie moderne, le mépris des règles du droit international instauré après la Seconde Guerre mondiale et la brutalisation du débat public ?
Citoyenneté et virilité
Dans la Grèce antique, qui inventa la démocratie, selon la tradition, les femmes étaient maintenues à l’écart de la sphère publique, elles ne pouvaient exercer leur citoyenneté et n’occupaient aucun rang juridique ou politique. Même la Révolution française n’accorda pas le droit de vote aux femmes, comme le souligna Olympe de Gouges notamment, ce qui lui coûta la vie. La démocratie accordant le droit de vote aux femmes ne fut instaurée en France qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le phénomène dans l’ensemble du monde est très récent à l’échelle de l’histoire humaine.

Depuis lors, les femmes ont — grâce à l’action d’une minorité d’entre elles — peu à peu conquis un certain nombre de droits, leur permettant d’être socialement indépendantes et de gérer leur corps ou de le soustraire à la domination et à la possession des hommes. Beaucoup de progrès restent à faire, l’actualité le prouve chaque jour. Comme l’affirme Michelle Perrot dans une tribune récente du Monde, les hommes devraient plus réfléchir à la façon dont la virilité s’est construite, afin de l’exercer dans le respect de l’autre. Car la virilité est en grande partie une construction sociale, à l’instar de la féminité, c’est-à-dire un ensemble de codes et de rôles assignés par la société aux uns et aux autres. « On ne naît pas femme, on le devient », écrivit Simone de Beauvoir en 1949, dans Le Deuxième Sexe, inventant, sans la nommer, la notion de genre. Les sexes masculins et féminins sont évidemment biologiquement différents, dans leur grande majorité, cependant ces différences ne justifient pas que les hommes soient assignés à faire la guerre et les femmes la vaisselle, pourrait-on résumer succinctement.
Le masculinisme politique est plus encore qu’une réaction au mouvement ≠MeToo. C’est plus généralement une réaction contre l’usage que les femmes font de leur citoyenneté pour conquérir des droits et une égalité de plus en plus grande, qui vient contrarier le pouvoir des hommes sur elles, sur la possession de leur corps et sur des rôles qui étaient avant tout destinés à les servir, alors qu’elles entrent désormais en compétition avec eux sur le marché du travail ou en politique. C’est certainement une réaction à la promotion des femmes dans les entreprises, les institutions, à la tête de gouvernements et dans l’ensemble des sociétés occidentales, comme une forme de réaction de défense de groupes d’hommes qui se sentent dépossédés et relégués. On sent aussi, en Europe, les courants réactionnaires se mobiliser dans le sillage du trumpisme pour remettre la question de l’avortement au centre des débats politiques, ce que l’opinion publique en Europe de l’Ouest ne demande pourtant pas.
Il faut noter un fait paradoxal et parallèle à cette montée du masculinisme en politique : nombre de femmes qui accèdent à un certain pouvoir politique, en tant que cheffe de parti, en France ou en Allemagne, ou de gouvernement, comme en Italie, sont des femmes d’extrême-droite, des femmes alibi, qui peuvent se permettre de défendre, prétendument au nom des femmes, l’abolition de droits conquis de haute lutte par leurs semblables, comme celui à l’avortement, pour revenir aux rôles traditionnels qui furent assignés perpétuellement au « beau sexe », sauf en ce qui les concerne personnellement bien entendu. De tout temps, nombre de femmes ont soutenu, adhéré et défendu la supériorité masculine, par faiblesse, confort, facilité ou peur de la liberté, Beauvoir l’avait constaté au grand dam de beaucoup d’entre elles.
Se constituer en sujet
Toutefois la complicité d’un trop grand nombre de femmes ne suffit pas à expliquer le phénomène à l’œuvre aujourd’hui. Au fondement de ce retour du droit du plus fort, de la volonté de domination brutale de ceux qui sont différents et pensent différemment, se trouve une conception de l’autre que Simone de Beauvoir, s’opposant en cela à Sartre, avait combattu en son temps. « Tout se passe comme si j’avais une dimension d’être dont j’étais séparé par un néant radical : et ce néant, c’est la liberté d’autrui », avait écrit Sartre dans L’Être et le Néant en 1943.
À cela Simone de Beauvoir rétorquait, en 1944, dans Pyrrhus et Cinéas : « Seule la liberté d’autrui est capable de nécessiter mon être. Mon besoin essentiel est donc d’avoir des hommes libres en face de moi ». Autrui revêt pour elle une dimension nécessaire pour l’avènement de l’être au monde de l’individu. Encore faut-il que celui-ci commence par affirmer son identité. « Si je me cherche dans les yeux d’autrui avant de m’être donné aucune figure, je ne suis rien ; je ne prends une forme, une existence que si d’abord je me jette dans le monde en aimant, en faisant », déclare-t-elle encore dans cet ouvrage.

Si le sujet masculin tend généralement à ne se poser qu’en s’opposant, à s’affirmer comme l’essentiel en constituant « l’autre en inessentiel », bref à nier le besoin de l’autre comme essentiel à son être, affirme-t-elle également dans Le Deuxième Sexe (1949), la libération des femmes ne peut se faire qu’en opposant à l’homme une « prétention réciproque », qu’en cessant de se constituer ou d’être constituée en inessentiel ou objet , pour se constituer en sujet, c’est-à-dire en autre essentiel qui cependant, à la différence des sujets masculins, reconnaît le besoin de l’autre dans son identité et dans sa différence, dans sa présence et dans sa distance. « L’autre en miroir » comme métaphore essentielle de son œuvre, qu’elle soit philosophique ou littéraire, apparaît comme la quête d’un autre monde possible susceptible d’investir le champ du politique, un monde où la hiérarchie du sujet et de l’autre constitué en objet serait abolie.
Si Simone de Beauvoir n’a certes considéré les genres qu’en termes binaires (n’oublions pas que son œuvre date du milieu du XX è siècle), elle rêve d’un monde androgyne qui mettrait fin à la domination du sujet mâle hégémonique et prédateur pour poser le besoin essentiel de la coexistence féconde des contraires, de la complémentarité de l’autre dans toutes ses différences (biologiques, sexuelles, psychiques, sociales).
C’est justement ce que combattent avec la plus grande brutalité les maîtres du moment qui s’en prennent à la culture américaine soi-disant dominante qui voudrait « transformer tout le monde, qu’on soit homme ou femme, en idiots androgynes qui pensent la même chose, disent la même chose et agissent de la même façon »1.
« L’internationale réactionnaire » est un mouvement qui fragilise non seulement la paix dans le monde et le droit des peuples à l’autodétermination, mais aussi les droits des femmes à l’égalité et à la libre disposition d’elle-même. À l’ère de l’IA, qui va probablement détruire des millions d’emplois, il s’agit de rendre les femmes à leur foyer et de les confiner de nouveau dans les rôles traditionnels qui furent les leurs durant des millénaires !
Françoise Rétif

Professeure émérite des universités, essayiste, autrice (Simone de Beauvoir, L’autre en miroir, L’Harmatan, 1998 ; Ingeborg Bachmann. Ce qui est vrai, Vandenhoeck & Ruprecht, 2021 ; Le Tombeau de Marie-Louise, Tarabuste, 2020 ; Requiem pour une sœur Tarabuste, à paraître ; Ingeborg Bachmann, L’errante, Éditions Aden, à paraître.
Notes
↑1 | J.D. Vance, le 20 février 2025 à la Conservative Political Action Conference. |
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