Ces dernières semaines, le degré d’intolérance et de rigidité des deux principales factions qui s’affrontent en Égypte s’est révélé consternant. Dans toutes leurs prises de position, les deux camps ont adopté une attitude défensive, fermée, chacun refusant d’écouter l’autre. Les cœurs se sont durcis, les esprits se sont fermés, ce qui n’a pu que détériorer les relations encore davantage.
Il n’y a vraiment pas de quoi admirer ce que l’on appelle l’islam politique « modéré » et ses ramifications, partis ou mouvements, surtout ceux qui exercent le pouvoir. Leur discours est truffé de fatwas, de sermons et de justifications religieuses de politiques qui sont plus au service de leurs intérêts particuliers que de l’intérêt national ou de l’intérêt de l’islam au sens large – comme en écho du Moyen-Âge occidental, quand l’Eglise contrôlait la sphère politique, une Eglise qui tenait alors des discours faits de préceptes et parfois de menaces contre quiconque désobéirait à ses représentants, convaincus de détenir la vérité absolue. Après avoir ajouté l’épithète « modéré » à la définition de l’islam politique, les gouvernements occidentaux pouvaient distinguer les mouvements islamiques radicaux (ou les jihadistes) des mouvements islamiques prêts à accepter une forme d’engagement politique. Mais cet engagement s’exprime d’abord et avant tout à travers ce qui reste une rhétorique alléchante et des slogans séduisants sur les droits de l’homme, la démocratie, l’égalité et le rôle des femmes, la règle de droit et la bonne gouvernance.
Egypte, Chili ?
En un sens et malgré de nombreuses différences, le renversement du président Morsi, la violence et les violations des droits de l’homme commises par l’armée, constitue une réédition du coup d’État chilien de septembre 1973, soutenu à l’époque par les Américains. D’abord et avant tout, ces deux putschs s’inscrivaient dans le contexte d’événements mondiaux et régionaux (la Guerre froide finissante, dans le cas du Chili, le Printemps Arabe dans celui de l’Égypte). Ces présidents librement élus étaient des civils (Salvador Allende était médecin et Mohamed Morsi est ingénieur), arrivés au pouvoir à la tête d’une étroite majorité relative. Les deux présidents ont été renversés par des chefs de l’armée (Augusto Pinochet au Chili, Abdel Fattah el-Sisi en Égypte), l’un et l’autre promus et respectivement nommés commandants en chef de l’armée par Allende et Morsi. Le Chili comme l’Égypte traversaient une crise institutionelle et une période de forte instabilité économique et sociale, prélude à ces deux coups de force. Dans les deux cas, la classe moyenne s’esten général trouvée plus proche des forces armées que des masses populaires. En Égypte, de médiocres performances économiques, les errements du gouvernement, le degré de polarisation et les appels continuels à l’hostilité contre les Frères Musulmans ont été les principales raisons du pronunciamiento.
Au Chili, le putsch a été déclenché avec l’aval de la CIA et le gouvernement qui en était issu a reçu le soutien avoué des États-Unis. En Egypte, il n’existe à l’évidence aucune preuve de soutien d’un pays précis, malgré l’allusion invraisemblable du Premier ministre turc Erdogan au rôle d’Israël. Pourtant, certains pays arabes proches des Etats-Unis se sont ardemment prononcées en faveur de ce coup de force et se sont mis à déverser de l’argent pour seconder le nouveau gouvernement.
Pour en revenir au cas égyptien, et malgré les réserves précédentes, ce que l’armée a commis là ne peut-être interprété autrement que comme un « putsch ». Chasser un président démocratiquement élu au terme d’élections libres (les premières de ce type en Égypte depuis des décennies), la suspension de la constitution votée par référendum, la dissolution du Conseil de la Choura (le sénat) et la fermeture des stations de radio et des chaînes de télévision simultanément à des dizaines d’incarcération sans mandat d’arrêt sont autant de signes distinctifs d’un coup d’État. Il est mal venu de dresser une analogie entre ce qui s’est passé en Egypte le 30 juin 2013 et le 25 janvier 2011, à la chute Hosni Moubarak. Le régime qui a été renversé lors de la révolution du 25 janvier 2011 ne tirait pas son pouvoir d’élections libres et démocratiques et ses partisans ne possédaient aucune réelle représentativité. Quant aux événements du 30 juin 2013, le renversement d’un président et d’un gouvernement qui avaient accédé au pouvoir au terme d’élections libres et qui jouissaient d’une présence active et de soutiens dans toutes les villes du pays constitue une tout autre affaire.
Dans les faits, le ministre de la défense, le général Abdel Fatah al-Sisi, formé au Collège d’État-major et de commandement Interarmées britannique en 1992 et à l’École de guerre de l’US Army en 2006, considère que l’armée doit exercer plus d’influence sur les lois et l’ordre intérieurs et se situer au-dessus de la politique. Il s’est dernièrement attribué le poste de vice-premier ministre, en plus de son poste de ministre de la Défense.
Un régime jusque là compatible avec les souhaits occidentaux
Rosa Massagué qui, dans son article « Algèria, Palestina i ara Egipte » paru dans le quotidien El Periodico, expliquait que la raison de l’exclusion des Frères Musulmans en Égypte est la même que celle de l’exclusion du Front National du Salut en Algérie en1992 et du mouvement de résistance islamique Hamas en Palestine en 2006, après leur victoire aux élections législatives. L’auteur soutient que l’Occident, et surtout les États-Unis, rejettent l’arrivée au pouvoir de l’islam politique dans le monde arabe.
Contredisant totalement l’argumentation de Rosa Massagué, certains indices montrent cependant que l’Occident n’a opposé aucun refus à l’islam politique, qui serait plutôt même devenu un modèle acceptable, perçu favorablement et objet d’un certain soutien , surtout avec l’avènement de ce que l’on a appelé le Printemps Arabe. Par exemple, lorsque le Parti Liberté et Justice est arrivé au pouvoir en Égypte, la coordination avec les puissances occidentales n’a jamais cessé, les réunions et les visites chez les uns et les autres ont continué et le soutien américain ne s’est jamais démenti. Et d’ailleurs, le sénateur John McCain a appelé à mettre fin au financement militaire américain tel que stipulé par la loi peu après le coup de force. C’est ensuite seulement que le secrétaire d’État américain John F. Kerry a pris une position différente : selon lui, l’armée égyptienne « rétablissait la démocratie ». D’après le Washington Post, Kerry aurait déclaré lors d’une visite au Pakistan : « des millions et des millions de citoyens ont demandé à l’armée d’intervenir… à notre connaissance, jusqu’à présent, l’armée n’a pas pris le pouvoir. »
En réalité, en Égypte, l’Occident n’a ni soutenu ni commandité le renversement du pouvoir islamique. Au contraire, ce processus est d’abord l’effet d’une dynamique interne et d’une décision nationale.
Il reste que les justifications avancées par l’armée égyptienne sont entachées de beaucoup de zones d’ombres.
Il est faux de prétendre qu’elle se serait rangée aux côtés du « peuple » face aux Frères Musulmans, surtout si l’on retient pour critère de hiérarchisation des forces en présence la capacité des uns et des autres à occuper la rue. A supposer que ceci soit un paramètre pertinent, tout au plus y-aurait-il un léger avantage à l’un des camps, un peu plus nombreux, sur l’autre. En outre, il n’est pas moins fallacieux d’affirmer que les résultats du gouvernement précédent représentaient l’une des faiblesses qui incitèrent les militaires à passer à l’action pour enrayer ce déclin. Évaluer les résultats d’un président et d’un gouvernement après moins d’un an d’exercice du pouvoir, ce n’est pas faire de preuve de maturité et ce n’est guère raisonnable. C’est surtout vrai quand on songe à la situation politique, économique et sociale difficile à laquelle l’Égypte était confrontée avant et pendant cette année, sans omettre l’instabilité et les manifestations permanentes tout au long de ces douze mois.
Les Égyptiens désirent ardemment la démocratie. Or cette dernière a introduit un certain nombre d’institutions et d’organes de contrôle du gouvernement et du président. C’est à eux que le pouvoir exécutif et législatif doit rendre compte de ses éventuels dérives, et non à la rue. Ce qui s’est passé en Égypte est un précédent capital qui risque de mettre en péril toute la lente progression du pays vers la démocratie. Aucun parti politique qui remporterait les élections futures ne peut se sentir en sécurité, de crainte que ses adversaires ne refusent ou ne rejettent les résultats des urnes et ne mobilisent les masses dans la rue. À l’inverse de l’Égypte, l’armée italienne n’a pas renversé Silvio Berlusconi suite à ses manquements, et l’US Army n’a pas déposé George W. Bush en raison de ses échecs économiques et de la crise de l’emploi aux États-Unis.
Après avoir été chassé du pouvoir, le président égyptien élu a été confronté à un certain nombre d’accusations artificielles. Tout d’abord, il a été accusé de s’être au temps de Moubarak évadé de prison. Alors il faudrait se demander comment les autorités égyptiennes (avec les forces armées à leur tête) ont pu accepté la candidature d’un ancien détenu. Mohamed Morsi avait été arrêté sans la moindre preuve par le régime d’Hosni Moubarak, un régime qui a été renversé, et qui reste aujourd’hui encore rejeté, renié et condamné par presque tout le monde en Égypte. Alors pourquoi tant d’histoires ? Morsi n’ayant été déclaré coupable d’aucun crime, s’évader d’une prison de l’ancien régime nesaurait raisonnablement constituer un crime en soi.
Ensuite, le général Sisi a déclaré avoir décidé de renverser Morsi après lui avoir accordé plusieurs chances de contenir la crise et d’enrayer l’escalade de la déstabilisation politique et sociale du pays. En attendant, selon l’armée et le ministre de la Justice, l’ancien président Morsi est sous le coup de 18 chefs d’inculpation. S’il avait accepté un compromis avec le général Sisi, ce dernier aurait sans doute fermé les yeux sur ces crimes prétendus.
En termes simples, les Frères Musulmans n’ont pas su apaiser les peurs égyptiennes et n’ont pas su emprunter la voie qu’ont empruntée plusieurs partis islamiques de la région qui ont réussi dans cette entreprise. Dès lors, on peut en déduire que la seule et unique raison qui explique cet état de choses est l’absence d’expérience politique des Frères Musulmans, qui a pu transparaître dans un certain nombre d’incidents controversés, et leur rigidité politique, de nature jusqu’au-boutiste.
Le dogmatisme des Frères musulmans
L’erreur la plus manifeste commise par les Frères Musulmans a été l’adoption de la nouvelle constitution, malgré le rejet des chrétiens et de la société civile. Cette décision a creusé un énorme fossé entre les Frères Musulmans et le reste des acteurs civils et politiques de la société égyptienne. Ces désaccords se sont aggravés après une série de changements introduits par le gouvernement de Hisham Kandil, Premier ministre du président Morsi, qui a nommé de nouveaux gouverneurs et refusé le principe d’un gouvernement d’union nationale.
La révocation d’un conseiller du président, Khaled Alameddine, membre de la direction du parti salafiste al-Nour, a été une autre manifestation de la manière dont les Frères Musulmans ont fini par perdre nombre de leurs alliés. Plus la situation s’envenimait, plus l’exclusion politique des acteurs politiques extérieurs aux Frères Musulmans devenait évidente. D’ailleurs, de nouvelles nominations politiques au sein de leurs instances et chez leurs soutiens et alliés sont venues confirmer les soupçons contre eux.
De tels actes et de telles décisions ont approfondi et accru l’incertitude. Leur attitude a été interprétée comme un rejet de toute forme de partenariat politique avec les autres secteurs de la société, surtout parmi les non-musulmans.
Qui plus est, et suite à la révocation précipitée du ministre de la Défense Tantawi et du limogeage du chef d’état-major Sami Anan, le mécontentement parmi les forces de sécurité et les forces militaires l’a emporté. C’est ce qui a conduit des dizaines d’officiers à soutenir la révolution, surtout après les accusations de Morsi contre des forces de sécurité incapables selon lui de protéger le siège des Frères Musulmans.
Ce contexte de tensions est allé de pair avec de médiocres résultats économiques, une récession durable, des chiffres de l’emploi et de l’investissement en baisse, et le risque de marginalisation de plusieurs couches de la société, ce qui a conduit à une polarisation croissante. La tension n’a cessé d’augmenter, les provocations de se multiplier et l’impasse de s’envenimer. Les discours, les articles et les émissions de télévision enflammés visant le camp adverse sont devenus monnaie courante, jusqu’à l’éclatement final.
En somme, il faut en conclure qu’une démocratie authentique requiert de la pratique et un esprit de partenariat, et ne saurait se confiner aux urnes. Comme on ne peut matérialiser la démocratie loin du peuple, il est dangereux de mobiliser les foules pour supplanter la voix des urnes. Seules la pratique effective de la démocratie permet de créer des institutions et des législations efficaces, fortes d’une influence durable, capable d’orienter toute la vie politique et d’éviter les scénarios de dérives. En revanche, plus la violence, la haine sociale et l’exacerbation de la polarisation sociale et culturelle perdurent, moins on peut espérer créer un environnement démocratique solide.
C’est pourquoi il importe d’apprendre aux nouvelles démocraties naissantes que la tolérance doit remplacer la haine, et que le partenariat doit prendre le pas sur les dérobades. Ce serait la seule voie possible vers des sociétés saines et stables.
Fadi Elhusseini