L’exposition Helmut Newton au Grand Palais, du 24 mars au 17 juin 2012, a relancé le débat : créateur ou charlatan, artiste ou imposteur ? Le débat est d’ailleurs souvent inscrit sur la même page des magazines, avec deux colonnes en regard, l’une pour, l’autre contre. La presse, les magazines consacrés à la photographie ont globalement adopté la première position, et font d’Helmut Newton (1920-2004) un photographe majeur de la deuxième partie du XXème siècle. Très peu ont repris sinon pour mémoire les questions que la critique féministe ou la critique sociale ont pu poser à son sujet, lui qui réifiait les corps de femmes et qui photographiait les gens riches et puissants, lui qui résidait à Monaco, ce mouroir pour millionnaires.
A voir les œuvres rassemblées au Grand Palais, il est impossible de contester le grand talent du photographe, et même le caractère impressionnant de ce talent, ce qui ne règle pas la question de la moralité de ces images. Avec très peu, Helmut Newton obtient un effet visuel et une densité de significations très au dessus de la moyenne. Tout est parfaitement composé, sur le plan visuel comme sur le plan proprement théatral. Les décors, les mises en scène, les jeux de regards sont le plus souvent clairs et simples, dans un contrepoint de ce qui est le sujet principal de l’image, parfois à la limite du trivial (voir par exemple dans le catalogue de l’exposition : Laura, Oui Magazine, 1974, Paris, Vogue Italie, 1977, Rome ou Scène de meurtre, 1975, Cannes), parfois violemment sarcastiques (Jean-Marie Le Pen, New Yorker, 1997, Paris ou Daniel, Guy et Alec Wildenstein, 1999, Paris). Ces dispositifs sont, parfois encore, aimables et bienveillants, à preuve les clichés de Peter Beard avec un triptyque de Bacon en arrière plan (1976) ou de David Hockney avec un jeune nageur qui lance une balle (1975). Helmut Newton savait souligner le trait !
Images à très fort impact visuel, mais aussi images d’une grande simplicité : le parti est de montrer tout ce qui est annoncé, tout ce qu’il est désiré de voir, parfois de manière frontale, crue, en forçant le trait, comme dans les grands nus féminins, intéressants d’ailleurs en ce qu’ils combinent la perfection physique et l’absence de tout charme, ce charme qui fait le fonds de l’érotisme – à la différence des photos d’Ellen von Unwerth ou de celles de Bettina Rheims, qui font usage des mêmes genres de personnels et de contextes et qui elles, sont sexys. A dessein probablement, les femmes d’Helmut Newton sont rarement attirantes, dépourvues qu’elles sont de vie propre et de personnalité, au point que dans une série remarquable, Helmut Newton les remplace par des mannequins en plastique, sans qu’on voie vraiment la différence.
Cette simplicité, cette frontalité qui sont un style sont aussi comme une philosophie : vous allez voir, vous spectateurs, tout ce que vous voulez voir, ou tout ce que l’on me commande de vous montrer ; ne comptez pas sur moi pour vous tromper sur ce que vous avez sous les yeux, ni pour ignorer ce qu’est votre désir profond. Pas de femme au bain, ni de scène de plage, ces aimables prétextes ; mais une policière dépourvue de son pantalon d’uniforme, cul nu, de face, ou dans la même posture, une mannequin au pied d’une grande maison, nue et de face encore. Les clichés sont nets et précis, sans ambiguité sur le sujet ni sur la place du spectateur ou celle du photographe, chacun dans son rôle. Avec des jeux de miroirs souvent, Newton se représente d’ailleurs pour ce qu’il est : un voyeur professionnel, commandité pour réaliser des clichés de femme nues dans des situations, des lieux artificiels qu’il n’essaye jamais de rendre crédibles.
C’est ainsi qu’il faut comprendre toutes ces photos où la nudité féminine est exhibée de manière directe, sans façon, sans que les visages jouent un grand rôle, dans des scénettes qui sont exactement ce qu’elles sont censées être, comme si le photographe avait saisi ce qui lui était demandé in petto par les commanditaires et les spectateurs, ces hypocrites, et que lui Newton tenait à le souligner. Le Nu domestique II, intitulé En attendant le séisme (1992, Los Angeles), montre ainsi de face une appétissante créature, nue et offerte, dans une pose de crucifixion, non à une croix mais à un réfrigérateur au fond d’une cuisine en désordre, comme pour illustrer la vérité de désirs de type lubrique, tendance kitsch, en cas de fin du monde – désirs de la plus grande trivialité. Helmut Newton appuye le trait, on l’a dit, et cette rhéthorique est en quelque sorte sa marque de fabrique. Les scénettes sado-masochistes relèvent du même registre : illustrations, sans fard, de ce qui est la demande implicite des commanditaires ou des spectateurs, auxquels on laisse le soin d’assumer ce qu’ils regardent.
Si les mannequins sont réduits à leur corps nu, parfois sans visage, qui est ce qu’elles montrent et ce qu’on veut voir, les gens du monde, eux aussi, sont réduits au résumé qu’en fait Newton sans aménité : de face, en premier plan, Jean-Marie Le Pen et son dogue ; l’Aga Khan et son globe ; Jack Maple et son allure de maffieux ; Claus von Bulow et sa petite tête qui sort d’un blouson de cuir noir. Cliché remarquable : la belle mannequin nue, allongée au bord d’une grande baie vitrée en surplomb du vide, qui se résume au miroir dans lequelle elle se regarde, elle la beauté à donner le vertige – la métaphore vient littéralement de la photographie, qui est l’une des plus frappante de l’exposition.
Rares sont les exceptions à ce parti de simplicité et de dureté envers le spectateur qui peut n’être pas loin du mépris : Billy Wilder et de sa femme Audrey (1985, Los Angeles), David Hockney (piscine Royale, 1975, Paris) ou la très belle photographie de la jeune Isabelle Huppert (1976). Vient alors à l’esprit qu’Helmut Newton aura été, à ces exceptions près, un grand photographe sardonique, non pas seulement caustique ou sarcastique, mais ensemble : ironique et méchant.
On regrettera que le médiocre catalogue de l’exposition (médiocre par les textes, non par les photos bien sûr) ne recherche pas davantage à inscrire Newton dans les images de son temps. On trouverait probablement plus de rapport entre Helmut Newton et des peintres comme Ludwig Kirchner ou Otto Dix, qu’avec Cecil Beaton ou Guy Bourdin, ses aimables contemporains.
Piotr Widelsky