C’est un livre remarquable, impressionnant même que vient de livrer un normalien de 21 ans. Il n’est pas dans les habitudes de cette revue de s’occuper de romans contemporains, mais pour ce texte, il faut écarter le principe de prudence et en souligner la dimension socio-politique.
En finir avec Eddy Bellegueule est, vu de loin, l’équivalent de Guillaume et les garçons, à table, le film de Guillaume Gallienne, à cela qu’il ne concerne pas la bonne bourgeoisie mais le milieu des sous-prolétaires semi-ruraux de Picardie, et qu’il est dans l’ordre littéraire bien supérieur à ce qu’était ce film dans l’ordre cinématographique. Sur l’ambivalence sexuelle, le roman est peut-être aussi plus honnête que ne l’était le film. Point qu’ils illustrent tous deux : les rôles masculins ne vont plus de soi, à supposer qu’ils aient jamais été univoques, et il est désormais autorisé de l’écrire et de le filmer – fait vrai dans tous les milieux. Le succès du roman et du film témoigne que le public mainstream est prêt à s’intéresser et peut-être à comprendre les expérience existentielles de ce genre d’auteurs (voir aussi dans notre numéro de décembre 2013, La fin des petits couples). L’hypocrisie recule. Tant mieux, quoi qu’en disent les réactionnaires qui manifestent en ce moment.
Misère et pauvreté
En finir avec Eddy Bellegueule est aussi un aperçu assez terrible sur le sous-prolétariat français de souche, semi-rural du nord de la France, on l’a dit, au début des années 2000. Milieu terrible, pathétique : la pauvreté matérielle et morale, la violence semblent inscrites au coeur de ceux que l’on a envie d’appeler ses ressortissants tant ils paraissent relever d’un pays différent.
Eddy est efféminé, un peu « folle », et ce dès la fin de l’enfance – d’où d’emblée, l’écart par rapport à ce milieu et un écart qui sera sa chance : Eddy en tire des modèles, des centres d’intérêt qui vont lui permettre d’entrer dans la voie de la réussite scolaire – réussite phénoménale même : Normale sup Ulm et agrégation de philosophie. On songe à Camus – mais la famille de Camus était pauvre, celle du jeune Eddy est misérable et violente, « déchue » a-t-on envie d’écrire (peut-être à tort ; l’ethnocentrisme est toujours un risque quand on lit ce genre de livre), c’est tout différent. Il y a un monde entre la pauvreté et la misère. Péguy parlait d’une différence de qualité. « La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave ; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave », écrivait-il.1. Pour sa famille, Eddy est une sorte d’anomalie, on le maltraite.
Dominés ou relégués ?
Pour autant, la force du livre est de ne pas mépriser cette famille, dont l’auteur montre bien, sans peut-être en avoir conscience, qu’elle n’est pas sans sentiments ni affection, ni sans complexité. Les portraits de la mère et du père ne sont pas des charges contrairement à ce qu’une lecture trop immédiate ferait penser. Dans sa dépeinte des milieux populaires, l’auteur est plus près de Jean Rouaud que d’Annie Ernaux2, toutes choses égales par ailleurs, et c’est tout à son honneur. Peut-être est-ce l’effet d’une culture sociologique sérieuse, celle qui fait rechercher les explications, et l’on sait qu’Edouard Louis est un spécialiste de Bourdieu auquel il a consacré un ouvrage récent. Peut-être est-ce aussi l’effet d’une connaissance intime, personnelle de ce dont il est question. Charles Péguy aurait probablement reconnu que l’auteur de cet Eddy Bellegueule se range du coté des vrais écrivains de la misère, qui la voient de l’intérieur, et non de ceux qui en sont les touristes consciencieux, les inspecteurs, les excursionnistes, pour reprendre les mots qu’il employait à propos de Zola. A la description laborieuse, Edouard Louis préfère d’ailleurs l’ellipse, l’instantané, le style nerveux. Il possède suffisamment son sujet pour savoir ce qui fera mouche. Pour reprendre le vocabulaire de Cartier-Bresson, qui a en ce moment une belle exposition à Beaubourg, son récit progresse par scènes qui sont autant d’instants décisifs.
Manque cependant au roman, comme souvent dans les vrais ouvrages de sociologie, une dimension historique : d’où sortent ces gens ? Qui étaient leurs parents ? Que faisaient-ils avant 1950 ? Etaient-ils croyants ou irreligieux ? Quand a commencé la descente dans le sous-prolétariat alcoolique, obèse et violent (pour reprendre trois traits que le livre met en lumière) ? On voudrait en savoir plus. Le couple « dominants /dominés », devenu un poncif ces derniers temps, n’explique pas tout.
Ce qui frappe d’ailleurs dans ce milieu, c’est moins la domination matérielle et symbolique qu’il subit, bien réelle, que la relégation sociale pure et simple. Le monde capitaliste apparait sous la forme d’une usine de pièces en laiton, où le travail est éreintant mais qui désormais n’emploie plus grand monde. Plus aucune institution religieuse ni politique n’est mentionnée. Sont-ils même catholiques, comme on pourrait s’y attendre dans cette partie de la France, votent-ils, ces sous-prolétaires qui sont laissés, pour le meilleur et pour le pire, hors de toute autorité religieuse ou politique, celle du curé et celle du maire ? Restent seulement le racisme le plus primaire et une pornographie sans fards. Apparaissent seulement la Médecine, qu’on refuse, la Police qu’on hait, et la Justice qui vous condamne. Apparaissent aussi les services sociaux qui versent les allocations familiales. Pauvre rapport à l’Etat.
En réalité, dans ce roman, les sous-prolétaires semi-ruraux ne sont pas dominés par un système économique comme le serait une couturière du Bengladesh. Ils sont relégués. Le père vit d’aides sociales, petitement, et la mère est aide-soignante : les interstices de l’Etat-providence.
Dommage que le roman, brillant et touchant par ailleurs, ne creuse pas davantage la dimension historique et sociale. Inévitable probalement puisque l’auteur, et on le comprend, est tout occupé par le trajet hors-norme qui a été le sien.
Cassiopée Landgren
Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2013
Notes
↑1 | Et aussi, de Péguy : « … c’est la marque même de la misère, et son effet le plus redoutable, que cette altération ingrate, mentale et morale ; cette altération du caractère, de la volonté, de la lucidité, de l’esprit et de l’âme. Ceux qui font de la philanthropie en chambre, et qui sont, à parler proprement, les cuistres de la philanthropie, peuvent s’imaginer que la misère fait reluire les vertus. On peut se demander alors pourquoi ils combattent la misère. Si elle était pierre ponce, ou tripoli à faire briller les vertus précieuses, il faudrait la développer soigneusement. En réalité la misère altère, oblitère les vertus, qui sont filles de force et filles de santé. » De Jean Coste, 1902, Pléiade I, p. 1017 et s. |
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↑2 | Auteur qui n’a pas grand chose à dire des classes populaires, en réalité ; A. Ernaux est comme heureuse de les priver de relief, et de s’en servir pour une entreprise foncièrement narcissique. |