Nos lecteurs qui s’intéressent aux questions de régulation financière liront avec profit Mon amie c’est la Finance, l’ouvrage bien documenté que donnent trois journalistes du Monde, de l’Expansion et de la Tribune, aux éditions Bayard, la grande maison d’édition catholique (les catholiques et la Finance, grand sujet de thèse). Ils comprendront mieux pourquoi l’une de nos récentes chroniques qualifiait la loi promulguée le 26 juillet 2013 de pitrerie.
Les trois journalistes retracent le débat qui s’ouvre avant les présidentielles de mai 2012, quand les dirigeants des principales banques françaises comprennent que Nicolas Sarkozy ne sera peut-être pas réélu, et que les socialistes risquent d’arriver au pouvoir. Or, François Hollande se fait alors remarquer par des velléités réformatrices dont il fera l’annonce publique lors de son discours du Bourget, le 22 janvier 2012.
Ce souci de réforme, certes habillé de verbalisme et d’emphase (les socialistes français ont leur tradition), ne témoigne pas d’un coup de sang anticapitaliste. Aux Etats-Unis (Volcker rule), en Grande-Bretagne (rapport Vickers) ou au niveau des institutions communautaires (rapport Liikanen), il est aussi question de réformer la finance, de protéger l’activité bancaire utile des comportements spéculatifs qui ont mis le système financier à risque en 2007-2008. De très bons esprits, des prix nobel d’économie sont, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, associés aux réflexions. Les questions sont complexes.
Pébereau aux aguets
En France, Pébereau veille. Mon ami c’est la Finance, qui a pour sous-titre Comment François Hollande a plié devant les banquiers, décrit le travail de sape, le lobbying qui sera mené par les dirigeants des principales banques, Pébereau à leur tête, pour protéger le prétendu modèle français de banque universelle, au sein de laquelle ne sont pas séparées les activités de réception des dépôts et de crédit à l’économie, d’une part, et l’activité de banque d’investissement, mêlant investissements pour compte propre financés en partie par les dépôts reçus et le financement des fonds d’investissement – deux activités à fort rendement. Ainsi que l’écrit le professeur Gaël Giraud de l’Ecole d’économie de Paris, le préfacier du livre, c’est ainsi faire profiter les activités de banque d’investissement de la garantie implicite et gratuite de l’Etat, ce que les dirigeants de banque savent évaluer à son juste prix.
Dans son discours du Bourget, François Hollande avait promis de les séparer. Il était à tout le moins envisagé de filialiser les activités en cause, mais de les laisser sous holding commun – après tout, les activités d’asset management sont bien filialisées. Il y renoncera une fois élu, dans un renoncement qui sera théorisé par le lobby bancaire et orchestré par les jeunes énarques du Trésor.
Argument principal : la banque universelle à la française a montré sa résilience lors de la crise, le lobby bancaire se gardant de rappeler que Dexia, Natixis et Calyon ont dû être sauvées en toute urgence par leurs actionnaires. Et le lobby de faire appel au patriotisme : il ne s’agit pas de laisser les activités les plus rentables aux seules banques anglo-saxonnes.
Technique employée, raconte l’ouvrage : le lobby comme source du droit, le cadenassage de tout débat, et notamment du travail en commission parlementaire par le ministère des finances, les pressions sur les députés moins dociles (peu nombreux au demeurant), incités à retirer leurs amendements, et des visites de salles des marchés organisées par les services Communication. En guise de compensation, le gouvernement acceptait de durcir la législation concernant les paradis fiscaux et de prévoir que certains mécanismes pourraient être révisés à l’avenir ; il fallait permettre aux députés de sauver la face, Karine Berger en premier lieu, elle qui aura son amendement.
Ce lobbying a réussi. La loi ne fait rien de ce qui était annoncé par le candidat François Hollande, et rien de ce qu’annonce son titre. Le mot « palinodie » trouve exactement à s »appliquer.
Par dessus la jambe
Ce qui choque, c’est que les questions de régulations financières, pourtant capitales, ont été traitées par dessus la jambe : par le candidat Hollande, qui y a vu un marqueur de gauche, utile avant les élections, mais au fond bien loin de ses centres d’intérêt ; par les dirigeants du lobby bancaire, semblables aux Parlements d’Ancien Régime : conscients de leur titres de noblesse, unis, sûrs de leur droit, peu éclairés ; par le Ministère de l’économie et des Finances, où au fond l’ignardise et l’incompétence du Ministre laissent le champ libre au Trésor et au gouverneur de la Banque de France, les deux représentants du lobby bancaire au sein de l’Etat. L’ouvrage est particulièrement sévère pour Pierre Moscovici, inexistant (mais qui ne l’a remarqué ?) et pour Emmanuel Macron, le conseiller économique du président qui est à la manoeuvre, nous dit l’ouvrage, pour ramener les députés dans le rang. Il est dommage que l’ouvrage ne mette pas en regard les positions du gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, simple porte-parole du lobby bancaire, et les positions du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervin King, sur les questions de régulation bancaire.
Comment expliquer cette situation ? Le livre met en cause le manque de volonté politique et la connivence entre le lobby bancaire et le Trésor. Bref, quoique le livre ne le dise pas ainsi : Hollande a été faible et Bercy est moralement corrompu. Admettons.
Qu’un Etat passé à gauche soit si prisonnier d’un lobby, et d’un lobby peu connu pour ses opinions progressistes, c’est presque un mystère. Un gouvernement de droite aurait probablement été plus efficace. Le livre reprend d’ailleurs une critique désabusée du député UMP Pierre Lellouche, visiblement conscient que cette loi de juillet 2013 est une aimable imposture. La charité oblige cependant à reconnaitre que le pouvoir socialiste a pu être sensible au chantage à l’emploi que le lobby bancaire a su agiter à point nommé.
La vérité est probablement plus triste : le Parti socialiste, sur la Finance, n’a au fond rien à dire. Le thème est laissé en affermage à l’aile gauche et au Front de gauche, dont les propos n’ont ni pertinence ni importance. On le ressort pour les élections, on l’enterre ensuite. Et voilà pourquoi, malgré leur rhétorique de combat, les socialistes français sont au fond beaucoup moins réformateurs, sur la Finance, que les démocrates américains.
Les auteurs sont bien informés sur les groupes de travail qui ont réfléchi aux questions financières pour le candidat Hollande, et ils ont la drôle d’idée de juger les travaux de l’un d’eux « minutieux ». C’est au contraire la légèreté intellectuelle et la précipitation qui ont marqué nombre de ces travaux – certains se faisant fort, croyant bien interpréter les souhaits du candidat, de « dégrouper » la Finance en 100 jours ou presque ! Et de toute façon, les politiques lecteurs de ces notes aussi ambitieuses que superficielles n’avaient pas la culture économique pour prendre la mesure de la tâche – ils ne voient littéralement pas le problème1.
L’Europe comme solution
Ces questions sont trop complexes pour les contextes de compétition électorale. Ce n’est ni le bon rythme, ni le bon angle. Un pouvoir responsable aurait fait en sorte de libérer la question bancaire des affrontements droite-gauche, et surtout aurait veillé à coordonner la réforme française et les travaux d’excellente qualité des institutions communautaires et des bons think tanks tel Breugel. Car au fond ce que recherchait le lobby bancaire français, comme son homologue allemand d’ailleurs au même moment, c’était de préempter les projets communautaires. On en vient à penser que Michel Barnier, le commissaire européen responsable du sujet, est plus prêt à réformer la Finance que François Hollande.
ll faut du temps et des débats, non cadenassés cette fois, pour évaluer les solutions envisageables, et les trois journalistes ont probablement tort de faire de la séparation des activités utiles et des activités spéculatives (par filialisation sous holding commun ou de façon plus stricte) l’alpha et l’oméga des nouvelles régulations bancaires. D’autres voies sont encore à explorer, et notamment le contrôle de l’effet de levier, au niveau des institutions financières comme des fonds d’investissement. Certains soulignent la résilience dans la crise du système bancaire canadien. D’autres soulignent l’intérêt d’un système bancaire régionalisé et recentré sur le financement de l’économie réelle, ce qu’est sous un certain angle le système allemand.
La faute du pouvoir socialiste, ce n’est pas de n’avoir pas effectivement séparé les activités de banque classique utiles et celles de banque d’investissement qui sont de la pure spéculation, comme le croit l’ouvrage – chantier effectivement compliqué. C’est d’avoir livré la question au lobby bancaire de façon inopportune et intempestive. Pour une fois, il n’y avait aucune raison de se presser.
Le débat est-il clos ? Un règlement communautaire pourrait interdire aux plus grandes banques européennes de pratiquer des activités de marchés risquées. Il est également envisagé de séparer la banque de dépôt d’autres activités de négociation, bien au-delà du dispositif adopté en France en juillet 2013. Est-ce l’Europe qui fera cesser ces palinodies typiquement françaises ? Les lobbies ont peut-être pavoisé trop tôt.
Stéphan Alamowitch
Mon amie c’est la Finance, Adrien de Tricornot, Mathias Thépot, Franck Dedieu, introduction de Gaël Giraud, Bayard, 2014
PS : on profitera de cette chronique pour dire avec retard tout le bien qu’il faut penser de l’ouvrage de Nicolas Cori, paru en mars 2013, sur le scandale Dexia, Dexia une banque toxique (La découverte). Incompétence, légèreté et aveuglement, dans des conditions qui valent bien ce que l’on appris sur Lehman Brothers ou AIG.
Notes
↑1 | On a appris par les journaux comment était venue à la conscience des nouveaux élus que la « courbe du chômage allait s’inverser », par l’effet d’une conjecture hasardeuse, artificielle et qui ne s’est pas d’ailleurs pas réalisée !]. On a vu le résultat. Ce qui mobilisait le nouveau pouvoir à la même époque, c’était la création de la BPI pour l’un et la mise en place d’une diplomatie économique au Quai d’Orsay pour l’autre, avec cette thématique puérile de la « boite à outils » : de nouvelles institutions, un mécano administratif à monter, et des places à distribuer, le sentiment d’avoir oeuvré… La France, et la gauche de gouvernement en particulier, n’en finit pas de payer le prix d’une classe politique aux références si pauvres[2. On se dit que par comparaison, D. Strauss-Khan aurait pu, pour la réforme de la Finance, jouer un rôle utile. |
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