Je parais plus grand que mon âge — je m’appelle Jacques Maast, et j’ai dix-huit ans. Quand c’a été la troisième semaine de guerre, tout le monde et les filles du village où je passe mes vacances d’étudiant, me demandent : « Tu ne t’en vas pas ? ». Ces paysans me connaissaient depuis mes grands-parents : ils avaient de moi une opinion ancienne, et que je respectais. Ensuite je les sentais supérieurs à moi par leurs habitudes et jusqu’à l’ordre de leurs plaisanteries. La conviction que j’étais bien plus instruit restait ici pure et faible : elle ne me servait en rien, et c’est par ma bonne volonté que je continuais à mériter leur estime.
Donc ils sont surpris que je ne parte pas. A la vérité, je disais depuis deux ans que la guerre viendrait, je l’avais acceptée avec une joie patriotique : il me semblait suffisamment beau, pour l’instant, d’avoir eu cette perspicacité, et d’avoir cette énergie. Ils estimaient au contraire que ces qualités venaient d’une sorte de complicité à la guerre, qui me devait engager plus avant ; il me le parut aussi, puisque je les voyais toujours associer les deux choses. Avec cet air un peu sauvage, je suis plus sensible que n’importe qui aux jugements des gens.
Le vieux Castagne disait: « J’irais bien, moi, quoique j’aie soixante- quinze ans. Je suis fort et courageux, je travaille tous les jours. » Et Caussèque en poussant sa voiture racontait le matin aux femmes des fenêtres : « Je dis que nous avons vingt-deux peuples avec nous. Les Chinois sont avec nous ; seulement ils se battent avec des bâtons, on ne peut pas les faire venir. Il y a aussi les Canadèques, mais les Canadèques mangent les hommes ». Cela, que l’on trouvait ridicule, me touchait plus que toute autre chose, parce que j’y trouvais des sentiments nus, où le raisonnement ne mordait pas, et un goût d’aventure.
Richebois et Théaud avaient rejoint leur régiment. Sur cette route nous venions jouer, étant enfants, avec mon tricycle ; ou plutôt je les faisais concourir, et donnais un prix au premier. Quelle autorité j’avais alors sur eux, bien que plus jeune. Mais aux dernières vacances, en femmes, ils m’avaient dépassé. Quand les filles passaient là-devant avec leurs paniers ou conduisaient vers la foire leurs jeunes frères, ils les plaisantaient mieux que je ne savais faire ; toujours l’une d’elles se retournait ensuite pour les regarder avec un regard qui montre une reconnaissance légère. J’étais embarrassé si l’on disait de moi : « Ça va faire le seul coq du village. »
Je me suis engagé la quatrième semaine, un peu par timidité, mais au fond par amour de la patrie. J’ai rejoint à Rosny un régiment de zouaves.
Mon voisin de chambre est Glintz. Il me fait connaître un soir, au café, son camarade Sièvre, et Blanchet, qui est engagé volontaire, comme moi — nous nous entendrons, d’ailleurs nous sommes pour partir ensemble.
Il a conduit aussi sa petite amie, sans doute blanchisseuse ; elle habite cette ville grise et désordonnée. C’est alors que Glintz et Sièvre ont fait, devant elle et nous, serment de ne pas se quitter, et mourir même l’un pour l’autre, « Et si je suis blessé ou tué, tu écriras à la famille. — Ils seront fiers, on arrangera ça». Glintz plaisante ainsi, à demi. Leur aisance à parler de ces choses intérieures me déroutait un peu. Cependant je demandai que Blanchet fût admis avec moi au serment. Mais ils ne veulent pas nous prendre au sérieux : « avant que tu sois au front, la guerre sera finie. »
Et je pensais : « Pourvu que j’aie le temps de me battre quelques jours ».
Jean Paulhan
Premier récit de Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué fut publié à compte d’auteur en octobre 1917 et réimprimé en 1930 aux éditions de La NRF.
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