Jamais je n’oublierai ce 1er août 1914, et le souvenir de cette journée s’accompagne toujours d’un profond sentiment d’apaisement, de détente, de « tout va bien maintenant ». Voilà de quelle façon étrange on peut « vivre l’histoire en direct ».
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Les jours suivants, j’appris un nombre incroyable de choses en un temps incroyablement bref. Moi, un garçon de sept ans, qui naguère savait à peine ce qu’est une guerre, sans même parler d’un « ultimatum », d’une « mobilisation », d’une « réserve de cavalerie », voilà que je savais, comme si je l’avais toujours su, absolument tout sur la guerre : non seulement quoi, comment et où, mais même pourquoi. Je savais qu’il y avait la guerre parce que les Français ne pensaient qu’à se venger, que les Anglais nous enviaient notre commerce, que les Russes étaient des barbares, et je ne tardai pas à affirmer tout cela sans la moindre hésitation. Un beau jour, je me mis tout simplement à lire le journal, en m’étonnant de le comprendre si facilement. Je me fis montrer la carte de l’Europe, vis au premier regard que « nous » viendrions facilement à bout de la France et de l’Angleterre, et si j’éprouvai une vague terreur devant l’immensité de la Russie, je fus soulagé d’apprendre que les Russes compensaient leur angoissante multitude par leur incroyable bêtise, leur saleté et l’abus de vodka. J’appris – là encore, aussi vite que si je l’avais toujours su – les noms des généraux, la force des armées, l’état des armements, le tirant d’eau des navires, l’emplacement des forts stratégiques, la position des fronts – et je saisis bientôt que le jeu qui se déroulait-là était de nature à rendre la vie plus intéressante, plus fascinante qu’elle ne l’avait jamais été. Mon enthousiasme passionné pour ce jeu resta intact jusqu’à la catastrophe finale.
Qu’on ne soupçonne surtout pas ma famille de m’avoir égaré l’esprit. Mon père avait souffert de la guerre dès le début ; l’enthousiasme des premières semaines l’avait laissé de marbre, et la haine psychotique qui suivit l’écœurait profondément, encore qu’il souhaitât bien évidemment, en loyal patriote, la victoire de l’Allemagne. Il faisait partie de ces nombreux esprits libéraux de sa génération qui, sans le dire, étaient profondément convaincus que les conflits entre Européens appartenaient au passé. La guerre le voyait totalement désemparé – et il dédaignait de se monter la tête comme tant d’autres. Je l’entendis plusieurs fois prononcer des paroles amères et sceptiques – et plus seulement à propos des Autrichiens – qui déconcertaient mon enthousiasme belliqueux tout frais. Non, si j’étais devenu en l’espace de quelques jours un chauvin fanatique, un combattant de l’arrière, ce n’était pas la faute de mon père, ni celle d’aucun de mes proches.
La responsabilité en incombait à l’atmosphère ; à cette ambiance anonyme et omniprésente, perceptible à mille détails ; à l’entrainement de cette masse homogène qui comblait d’émotions inouïes quiconque se jetait dans son flot, fût-ce un enfant de sept ans – tandis que celui qui restait sur la berge isolé, abandonné, suffoquait dans le vide. J’éprouvais pour la première fois avec un plaisir naïf, sans la moindre trace de doute et en toute sérénité, l’effet de l’étrange talent de mon peuple à provoquer des psychoses de masse. (Talent qui est peut-être le pendant de son peu d’aptitude au bonheur individuel.) Je n’imaginais même pas qu’il fût possible de ne pas participer à la fête de cette folie collective. Et je ne soupçonne pas le moins du monde qu’une chose qui rendait si manifestement heureux et provoquait une ivresse aussi exceptionnelle que festive pût présenter des aspects néfastes ou dangereux.
Sebastian Haffner
Sebastian Haffner, L’été 14, Histoire d’un Allemand, Souvenirs (1914-1933), p. 24 et s., Ed. Babel
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