Les tristes évènements du 7 janvier, la mort de journalistes, de policiers sous les coups de feu tirés par deux sous-prolétaires de culture musulmane devenus terroristes, met sous les yeux de la société française une réalité pénible : une frange de la population arabo-musulmane, en France, est sensible à l’appel au Djihad, et il ne s’agit pas seulement d’une poignée d’exaltés, sans signification sociale. C’est une mouvance dont le degré d’adhésion à cet islamisme de combat est variable, mais qui en tout cas n’est pas nul. Pour mille jeunes gens, à ce jour, partis en Syrie, combien de personnes en France pour penser qu’ils ont bien raison de s’y rendre, et combien d’autres pour penser qu’ils n’ont pas tout à fait tort de prendre ce parti ? Combien encore pour penser que les dessinateurs de Charlie Hebdo ont abusé de la liberté d’expression, voire ont provoqué ce qui les a frappé ? S’il faut « éviter les amalgames », antienne des pouvoirs publics en ce moment (ce qu’on peut comprendre), et ne pas diriger vers le monde musulman dans son ensemble la colère qu’inspirent ces évènements, il ne faudrait pas occulter leur dimension culturelle et la logique dont ils procèdent. Le constat est clair : il existe un conflit entre les valeurs politiques et morales prévalant dans cette mouvance et celles de la société française.
Cette mouvance a un projet de sécession culturelle, rejette les valeurs traditionnelles de la démocratie occidentale et, au demeurant sans aucun réalisme, souhaite modifier en France les cadres de la vie républicaine, à commencer par la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
On ne voit pas comment elle pourrait y parvenir, mais il y a là de quoi changer la nature de la vie sociale, de créer une forme de crainte et de soumission. Soumission, le titre du roman provocateur, un peu malsain, de Houellebecq est bien trouvé. C’est bien pour cela qu’il faut exiger des Pouvoirs publics qu’ils soient inflexibles sur les valeurs.
On notera aussi que le profil des tueurs de Charlie Hebdo, leur parcours, comme ceux des tueurs de Montrouge, sont plus topiques de cette mouvance que les cas-limites rapportés par la presse récemment, celui par exemple de cette adolescente catholique qui se convertit et se radicalise toute seule sur internet, et part se marier avec un djihadiste.
Dilution
Les évènements du 7 janvier, ce qui a suivi démentent, semble-t-il, les thèses de l’orientaliste Olivier Roy qui, tout récemment, voyait dans la violence des jeunes gens partis faire le Djihad l’équivalent des massacres provoqués par ces lycéens américains auxquels on laisse trop vite des armes à feu, et la conséquence d’un nihilisme générationnel. Belle manière de diluer les caractéristiques du problème dans la généralité.
Cet orientaliste n’en a pas le monopole. La tentation traditionnelle d’une partie de la Gauche est de rabattre ceci sur la sociologie, et précisément sur la relégation sociale dont est victime une partie de le jeunesse arabo-musulmane – relégation bien réelle, indiscutable.
Autre forme du déni, l’insistance avec laquelle les médias attachés à la paix sociale, dirons-nous, ont insisté sur ces français de souche convertis et passés en Irak ou en Syrie, phénomène réel mais qui ne donne pas la nature du mouvement, comme pour dissoudre une réalité déplaisante dans les problèmes généraux de la jeunesse en crise. Certains articles du Monde sont bien confus en ce moment (exemples ici et ici) : refus de désigner les groupes concernés et les causes, allusions et propos embarrassés, dissolution de la révolte djihadiste dans une « crise » des classes moyennes « européennes » alimentée par les réseaux sociaux et internet – bref, le confusionnisme. On admirera la prudence, la modération de propos de la journaliste du Monde quand elle rapporte que dans certaines classes de collèges ou de lycées, les professeurs n’ont pas pu ou pas voulu aborder avec les élèves l’affaire Charlie Hebdo (second article, à comparer avec l’article du Point, plus direct) – bel exemple du fossé qui sépare, sur les valeurs, certains milieux arabo-musulmans (et non pas tous, il faut toujours le souligner) du bloc central de la société française et des valeurs républicaines.
Cette explication par la sociologie de la pauvreté, si l’on peut dire, n’est pas à la mesure d’une crise qui traverse tout le monde arabo-musulman, crise qui a commencé par endeuiller l’Algérie dans les années 90, il faut le rappeler, et dont nous voyons aujourd’hui les projections en Europe.
Il reste que le projet de sécession islamiste n’est pas majoritaire, et loin s’en faut. Il est combattu par toutes sortes de forces de progrès au sein du monde musulman, et ce sont ces forces que nous Européens devons appuyer, qu’il s’agisse par exemple des intellectuels libéraux, des journalistes du monde arabe, des kurdes en Irak, dont on oublie de rappeler que la majorité est de religion musulmane, ou de la société civile tunisienne qui a rejeté les islamistes aux dernières élections. C’est ainsi que le combat djihadiste sera discrédité dans l’esprit de jeunes gens qui y voient aujourd’hui la cause qui donnera sens à leur pauvre existence.
C’est à la République de donner aux populations tentées par le rigorisme religieux qui peut conduire au Djihad une autre image, d’autres perspectives que cette relégation sociale. C’est au monde arabo-musulman, et cela en France aussi, de prendre ses responsabilités, sans déni, dans le combat contre la violence politique inspirée par l’islam.
Serge Soudray
A lire aussi : Musulmans : débats intimes, devoirs civiques ?