L’arrière-petite-fille de Nikita Khrouchtchev, aujourd’hui professeur à la New School de New-York, a choisi, à l’âge de 16 ans, dix ans après sa mort, de porter son nom par fidélité à sa mémoire. C’est à ce titre aussi qu’elle a écrit ce livre. L’auteur du « rapport secret » lu au XXème Congrès du PCUS de 1956 restera dans l’histoire du XXème siècle comme l’artisan de la déstalinisation. En dénonçant le Goulag, en libérant ou en réhabilitant à titre posthume des millions de victimes de la terreur stalinienne, il fut l’initiateur du « dégel » qui inspira tant d’espoir, notamment lorsque le corps de Staline fut retiré du mausolée de la Place rouge en 1961. Comme le note l’auteur, Gorbatchev peut à juste titre être considéré comme l’héritier spirituel de Khrouchtchev. La perestroïka qu’il initia dès 1986 ouvrit, elle aussi, une nouvelle page de l’histoire soviétique et redonna confiance à tous les Russes qui aspiraient à une libéralisation du régime.
Le « Khrouchtchev disparu » du titre de l’ouvrage, The Lost Khrouchtchev, n’est autre que le grand-père maternel de l’auteur. Fils aîné de Nikita Khrouchtchev né d’une première union, enfant rebelle au caractère difficile, qualifié de prodigue par l’auteur, il se distingue par son anticonformisme qui passait facilement pour de l’anticommunisme, d’autant plus qu’il avait de nombreux amis trotskistes. Après maintes tribulations, Leonid Khrouchtchev sortit, à la veille de la guerre, diplômé de la 14ème école d’aviation militaire de la ville d’Engels. Il était devenu pilote (profession culte dans l’URSS des années 1930), plus précisément pilote-bombardier, et intégra en juin 1940 le 134ème régiment de bombardiers à Podolsk. C’est en tant que chef d’escadron de ce régiment qu’il combattit dès le début de la guerre et fut très sérieusement blessé le 26 juillet 1941. Il n’eut de cesse de vouloir repartir combattre sur le front. Il finit, non sans mal, d’abord parce que son état de santé ne semblait pas le permettre, ensuite parce que Staline, devant les pertes innombrables subies par l’armée soviétique, voulait ménager les enfants des hauts dignitaires, par être envoyé en tant que pilote de chasse servir dans le 18ème régiment de la première armée dans la région de Smolensk. C’est sous le commandement d’Ivan Zamorine, dans son escadre, qu’il partit pour sa dernière mission. Le 11 mars 1943 son avion fut abattu sur le front ouest dans la région d’Oriol, occupée par l’armée allemande, et son corps ne fut jamais retrouvé. Il reçut à titre posthume une décoration militaire, comme l’attestent des certificats reçus par son père, Nikita Khrouchtchev, en 1945 (reproduits pp. 141 et 142).
La grand-mère de l’auteur, Liouba (Lioubov Ilarionovna Sizykh), mit au monde la mère de celle-ci, Ioulia Leonidovna Khrouchtchev, en 1940. Séparée de Leonid dès 1941, menant une vie très indépendante à Kouïbychev où furent évacués les membres du gouvernement et leurs familles, elle fut arrêtée (sans doute pour ses relations avec un Français) en 1943 et passa 10 ans au Goulag, dans un camp de Mordovie. Ironie de l’histoire (mais aussi sombre constat d’un retour au passé soviétique), il s’agit du même camp où Nadia Tolokonnikova, membre du groupe Pussy Riot, fit une grève de la faim en 2013.
Sans personne pour s’occuper d’elle, la petite Ioulia fut adoptée par Nikita et Nina Khrouchtchev, qu’elle considérait comme ses parents. C’est ainsi qu’à son tour sa fille Nina, l’auteur du livre, se prenait pour leur petite-fille. Une rencontre fortuite avec Viatcheslav Molotov, au printemps de 1981, fut un choc pour la jeune fille. Molotov lui avait en effet révélé qu’une « version » du KGB circulait sur la mort de son grand-père Leonid : ce dernier aurait été un traître à la patrie, passé dans le camp nazi. C’est alors que l’auteur commença une longue et pénible investigation en quête de la vérité. Comment un jeune aviateur adoré par ses compagnons, blessé au combat au tout début de la guerre, décoré pour ses hauts faits de guerre, pouvait-il tout d’un coup être devenu un traître ? C’est le sous-titre choisi par Nina Khrouchtcheva : « voyage dans le goulag de la mentalité russe » qui fournit la réponse.
En interrogeant en premier lieu les membres de sa famille, ses proches, puis en poussant plus avant dans les milieux officiels ses recherches, l’auteur alla de surprise en surprise. La manie du secret et le culte du silence, pratiqués par tous les Soviétiques terrorisés par les répercussions possibles sur eux-mêmes ou leurs proches de révélations ne s’inscrivant pas dans la ligne du parti de l’époque a fait des ravages au sein même des familles.
Il s’avère que la disgrâce que subit Khrouchtchev après son éviction du pouvoir en 1964 put en quelque sorte se répercuter sur son fils aîné Leonid, mort depuis 1943. Tous les moyens étaient bons pour ternir l’image de celui que l’on accusait d’avoir porté atteinte à la réputation de Staline. Les dix-huit ans de brejnévisme, avec sa restalinisation rampante, y contribuèrent.
Curieusement, la perestroïka n’arrangea pas les choses. Une avalanche de publications (salutaires pour nombre d’entre elles parce que restaurant la vérité historique, mais aussi, pour d’autres, cultivant un sensationnalisme détestable et colportant des rumeurs infondées) brouilla encore davantage les cartes.
Enfin, sous Poutine, la reprise en main idéologique a contribué encore davantage à compliquer les démarches de la famille Khrouchtchev pour laver l’honneur de Leonid. Après le « dégel » khrouchtchévien, les tentatives de « restalinisation » sous Brejnev, la perestroïka de Gorbatchev, c’est une nouvelle période de retour au passé. Le nouveau maître du Kremlin restaure la fierté nationale en permettant une réhabilitation totale du rôle de Staline et ne tolère aucune critique, en la qualifiant systématiquement de « russophobe » ou d’incitation à la haine contre le régime actuel (p. 246).
Ce livre, passionnant, qui pourrait se lire comme un roman policier s’il ne s’agissait d’événements réels et tragiques ayant traumatisé toute une famille de l’ex-nomenklatura soviétique, souligne bien les perpétuels mouvements de pendule que connaît l’histoire soviétique et russe.
Appartenant à une nouvelle génération, qui devra, d’après elle, désormais être tenue comme responsable de l’évolution future de la Russie (p. 249), l’auteur n’idéalise nullement son arrière-grand-père, Nikita Khrouchtchev. Il fut un stalinien convaincu, et à ce titre a participé aux crimes de l’époque. Sa déstalinisation ne fut pas complète, il n’aura pas su initier un procès « russe » de Nuremberg, il écrasa la révolte hongroise en 1956, l’année même du XX° congrès du PCUS.
En écrivant ce livre, dédié à sa mère, qui a déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme mais n’a toujours pas obtenu satisfaction, l’auteur a fait œuvre de mémoire. Sa biographie intime de la famille Khrouchtchev, qui est aussi partiellement une autobiographie, s’inscrit bien dans le mainstream de la littérature « non fiction » actuelle et contribue à une meilleure connaissance de la vie de la nomenklatura soviétique.
Véronique Jobert
Avec l’autorisation de la Revue russe, lieu de première parution (Revue russe 43, Paris, 2014, pp 125-126)
Nina L. Khrushcheva, The Lost Khrushchev. A Journey into the Gulag of the Russian Mind. Tate Publishing, 2014.
Photographie : Nikita Khrouchtchev