Le spectacle que donne aujourd’hui la gauche fait bizarrement penser à celui que donne le Parti Républicain aux Etats-Unis, le Grand Old Party.
La gauche française, hors le petit groupe qui entoure encore François Hollande, est une alliance de mouvements1 qui refusent tout en bloc, au nom de la lutte contre l’ultra-libéralisme et contre ce qui est, à leurs yeux, le démantèlement du modèle social. Ce refus en bloc témoigne que les cadres et la base de cette gauche n’admettent ni la nécessité ni les principes, et moins encore les modalités des réformes proposées, aujourd’hui sur le Code du travail, hier sur les retraites. La réforme est vue comme le premier temps d’une régression sociale qui n’aura ni fin ni limite.
Nulle place ici pour l’analyse économique. Au nom de l’antilibéralisme, de la lutte contre l’horreur économique, il est tout bonnement impossible pour cette gauche d’admettre un lien entre le niveau de salaire et le niveau de l’emploi, ou entre le fonctionnement du marché du travail et la création d’emploi. Au sens strict, ce serait péché, une cause de mort de l’âme, une erreur et une immoralité. D’où l’hostilité actuelle, absolue à la Loi El-Khomri (au demeurant mal conçue), le maximalisme des slogans, et cette façon de surjouer la révolution au sujet de questions concernant le marché du travail, qui justifieraient plutôt des approches empiriques et des expérimentations locales.
A cette gauche, les conséquences de la stratégie du refus sont indifférentes. Elle se borne à invoquer des alternatives fantasmagoriques pour ne plus avoir à s’interroger sur la situation, et précisément sur la désindustrialisation du pays. Selon les courants, il est question d’une nouvelle politique de relance par l’investissement public (encore plus d’autoroutes ?), du passage aux 32h (et pourquoi pas 24 ?) ou d’une grande renégociation avec l’Allemagne en vue d’une « vraie politique de croissance » (et la Légion ira occuper la Rhénanie si les allemands osent décliner l’invitation). Les points de vue de gauche plus orthodoxes ou même seulement plus prudents sont considérés comme des hérésies et le signe de la trahison.
Aux Etats-Unis, pour des raisons idéologiques diamétralement opposées, l’obstruction absolue est la posture qu’a choisie le Parti Républicain contre Obama et sa réforme de la santé, l’Obamacare. Cette fois, la lutte est menée au nom des valeurs dites traditionnelles de l’Amérique : l’individualisme, la conviction qu’une certaine forme de darwinisme social est inévitable et même bienfaitrice, le refus du socialisme, censé inspirer le président américain. La lutte est farouche, délirante même quand ce dernier est accusé de vouloir instituer des death panels. Elle est obstinée, avec 56 tentatives d’abrogation, les recours judiciaires en cascade ou ces lois d’Etat qui cherchent à la paralyser localement. Pourtant ses effets ont pu être vérifiés empiriquement, et ils sont meilleurs que ce qui était prévu. Le système avait été bien conçu – et l’on sait d’ailleurs que Mitt Romney en avait mis en place une version simplifiée, quelques années auparavant, dans l’Etat dont il était le gouverneur.
Les Républicains se sont aussi murés dans un refus de toute discussion sur le réchauffement climatique, sujet qui appelle réflexion et prudence. La presse américaine parle au sujet des Républicains d’une tendance au nihilisme.
Quelle mouche a donc piqué les Républicains ? Probablement la même que celle qui a piqué une bonne partie de la gauche française aujourd’hui : le refus viscéral de remettre en cause ce qui est en réalité le cœur de son identité. Ce qui va encore au-delà des convictions : c’est aussi un style de vie, une morale, des choix existentiels… Aux Etats-Unis, la foi dans l’individualisme que les règles collectives ne doivent pas entraver, ni en matière sociale, ni en matière d’environnement ; en France, le rejet du libéralisme économique, une constante française depuis Gracchus Babeuf : le marché ne doit pas régler les rapports sociaux, il corrompt tout et produit de l’inégalité2.
Le problème des Républicains américains, c’est que Barack Obama n’est pas plus socialiste que ne le sera son successeur Démocrate. Le problème de la gauche radicale française, c’est que la gauche de gouvernement n’est pas « ultralibérale », pas plus que ne l’est d’ailleurs en France la plus grande partie de la droite républicaine. Bel exemple, des deux cotés de l’Atlantique, de dissonance cognitive. Le souci de préserver son identité rend aveugle, voire un peu fou.
Et l’on se dit que ces deux positions sont imperméables aux temps et aux faits, et qu’elles condamnent en tout cas à l’échec électoral.
Serge Soudray
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Notes
↑1 | Frondeurs, communistes, Front de gauche, syndicalistes de FO, de la CGT et de SUD, zadistes… |
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↑2 | Il y a une spécificité de la gauche française dans cet anti-libéralisme si répandu en son sein. C’est un homme de droite, Bruno le Maire, qui reprend en France l’idée de contrat de travail à droits croissants qu’a expérimentée avec quelque succès le gouvernement issu du centre-gauche italien, pas le gouvernement ou les parlementaires socialistes. |