Libero Bigiaretti – L’ami de Namur

Nouvelle traduite de l’italien par Jean-Pierre Pisetta Éviter les occasions d’entamer une conversation avec des compagnons de voyage inconnus a toujours été, pour moi, une règle, dont je m’étais fait une sorte de point d’honneur. Lorsque – et ce fut rare – je me suis malgré tout laissé tenter, je l’ai regretté. Et c’est ce qui est arrivé la dernière fois. Cela se passait au début de l’été dernier : dans le wagon de chemin de fer d’un train qui remonte toute la Péninsule étaient assis devant moi, et pendant de nombreuses heures, un homme et son épouse, ou en tout … Lire plus

Le souffleur

A cette époque, il y avait du prestige à être souffleur ; la compétition était rude. J’ai remporté le concours devant quarante-deux concurrents, tous lettrés. Je l’ai emporté parce que le président du jury m’a enlevé des mains les Fausses confidences, et au lieu de m’interrompre, je me suis mis à improviser un dialogue que les deux comédiens ont pu reprendre, avec une petite touche XVIIIème. Le public n’y aurait vu que du feu. « L’esprit d’à-propos, c’est utile chez un souffleur », m’a dit le président. Il m’a remis une médaille à l’effigie de Molière, le premier prix, et le soir-même, … Lire plus

La marche et au-delà

Quand il marchait, son corps était pris d’un léger balancement, étranger au mouvement naturel de la marche. C’était une oscillation régulière, presque imperceptible. Il tanguait. L’impression de se balancer était plus forte en fin de journée que le matin quand il partait au bureau – la fatigue, le relâchement sans doute ; le corps est moins discipliné vers 5 ou 6 heures du soir. Malheureusement, la fin de journée, c’est le moment où toute la ville sort en promenade, le moment où il redoutait le plus qu’on remarque sa drôle de démarche. Pour éviter le ridicule, il avait essayé de … Lire plus

Voyage d’hiver

Silence, il fait silence soudain, silence, ça fait tellement de bien, tout le monde sans doute est parti, c’est extraordinaire, d’un seul coup je me sens légère, je n’ai plus froid, je ne sens plus mon corps, c’est comme si je glissais, je ne marche pas, je glisse, je dois rêver, je glisse sur un lit de glace, c’est l’hiver, les lacs sont gelés, je n’ai jamais appris à patiner, mais je glisse sans patins, je n’ai plus froid, je n’ai plus peur, il y a une fine couche de neige, trop fine pour laisser des traces, je glisse à … Lire plus

La voix d’un fils

C’était un jeudi de novembre. La direction de la radio avait envoyé deux journalistes, blêmes, lui annoncer que son fils était mort. Après l’émission du matin, il avait quitté le studio pour son bureau de rédacteur-en-chef, au 6ème étage, et il n’en était pas redescendu. On l’avait trouvé sur le sol, inconscient. Massage cardiaque, réanimation, les pompiers, l’hôpital…et le médecin qui constate le décès. Il avait 47 ans. Le mercredi suivant, il était enterré auprès de son père, dans la tombe qui aurait dû être la sienne, à elle. Tout l’hiver, elle avait revécu l’enterrement dans son ordre inéluctable : l’arrivée … Lire plus

Le vieux procureur

C’est l’heure où le vieux procureur est nu sur un tabouret en plastique, au milieu du bassin de douche. L’aide-soignante lui nettoie les bras et le dos. Les dimanches matins à la Fondation Pereire, on lave attentivement les résidents et on les habille avec soin. Les hommes sont rasés de près. Aux dames, on demande si elles veulent du maquillage, un peu de parfum. Les familles viennent l’après-midi, il faut les rassurer. Le pommeau de douche à la main, Malika élimine les traces de savon qui demeurent sur le torse décharné. Le temps de la répugnance était vite passé, plus … Lire plus

Béatrice, la femme-homard

La soirée du réveillon s’était bien passée, sauf pour Béatrice, la femme-homard qu’on n’avait pu se résoudre à consommer. Ma grand-mère l’avait trouvée au marché, trois années auparavant. Intriguée par sa forme vaguement humaine, enfantine, elle l’avait épargnée. Une anomalie avait dû lui donner un semblant de peau ; la génétique a ses mystères. Au bout de quelques jours, oubliée dans le bac du frigidaire, Béatrice s’était mise à ressembler à une petite fille, à cela près qu’elle avait une queue de homard et que sous la peau, on devinait la forme d’une carapace. Béatrice avait peu de cheveux, mais Grand-Mère … Lire plus

Le pèse-personne

Son médecin généraliste avait regardé ses analyses avec circonspection. Il le fit monter sur la balance. Une sorte de machine archaïque et grinçante en métal blanc, à la peinture écaillée. — Tu as pris un peu de poids, dis-donc. Six kilos depuis la dernière fois ! Lucas et son médecin se tutoyaient depuis une dizaine d’années. Le docteur Dubois, soixante-sept ans, avait vu les enfants grandir et partir de la maison. Il avait aussi suivi ses allergies au pollen, sa dépression pendant la crise de milieu de vie qu’ils avaient partagée, hors de toute déontologie. Lucas, avocat de profession, avait … Lire plus

La pharmacie en héritage

De ma mère, il faut le dire, j’ai hérité le goût des médicaments et de l’automédication, goût qu’on lui a souvent reproché mais qui n’a été pour rien dans son décès. Je suis son exemple : elle ouvrait la pharmacie toujours remplie en échantillons que mon père médecin recevait des laboratoires et examinait les notices ; elle vérifiait l’organe visé, puis sans rien demander, et surtout pas à son mari, elle avalait le nombre de comprimés indiqués, parfois plus. Le prétexte, c’était de se fortifier ou de prévenir une maladie. Sous son lit, de temps en temps, on trouvait des … Lire plus

Je vous présente Brunet, un chat, et Imprenable, une souris

– Tu as pris Brunet ? avait demandé Riri, au moment de monter dans la voiture, à la domestique qui s’était installée dans le deuxième véhicule au milieu d’un amas de boîtes jaunes.

– Oui, avait répondu la domestique sans avoir bien compris la question, occupée comme elle l’était à se faufiler parmi tous ces bagages.

Les automobiles cessèrent tout à coup de pétarader et, après avoir bourdonné quelques secondes, elles démarrèrent.

Mademoiselle Riri s’était mariée ce jour-là et elle quittait l’agréable village de Raperonzoli, où elle était née, pour se rendre à Rome en compagnie de son jeune époux. Lire plus